Le goût de la ville

Le retour à Bordeaux signe désormais pour moi le retour à l’anxiété. À l’éco-anxiété plus précisément.
Arrivée depuis quelques jours, la course effréné de la ville me reprend, et au stress généré par cette sensation d’être dépossédée du rythme de ma vie viennent s’ajouter ceux de la sensation d’emprisonnement et de dépendance. Comment ferons-nous si une crise majeure éclatait demain par exemple suite à une rupture soudaine d’approvisionnement en pétrole ? S’il n’y avait plus de carburant dans la voiture pour partir ? Si l’armée s’en mêlait ?

J’ai bien conscience que je brosse ici un tableau qui peut prêter à sourire, mais inutile de se mentir, c’est bien ce type de pensées qui m’habite parfois. Je ne suis pas du camp des optimistes béats quand je fais cet effroyable constat :
– les États et les grandes entreprises et industries connaissent les risques principaux liés au changement climatique depuis 50 ans (1)
– les scientifiques constatent ces dernières années que nous sommes sur la trajectoire du pire des scénarios (2) et que même celui-ci était sous-estimé (3)
– ils s’accordent aujourd’hui majoritairement sur le fait qu’une partie de la vie sur terre, dont celle des êtres humains, est menacée d’extinction (4) à court terme (5)
et malgré tout rien ne bouge.
Enfin rien qui ne soit à la hauteur de l’enjeu : rien qui ne nous permette d’assurer à nos enfants qu’ils auront un jour notre âge.

Il m’arrive régulièrement de pleurer en pensant à mes enfants. Et ce sont eux qui me donnent aujourd’hui la force d’agir tout de même, malgré la très faible probabilité d’un avenir meilleur. L’exercice d’éducation comme on l’appelle, d’accompagnement en tout cas, dans ce contexte est bien difficile.
Comment éviter de leur mentir sans pour autant leur couper l’envie de grandir ?

Je me prends régulièrement à rêver à un monde fait de davantage de lien, de simplicité, dans lequel les rythmes du vivant sont entendus et respectés, dans lequel l’objectif premier d’une vie est de s’améliorer et de contribuer positivement à la société.

Nos enfants nous accuseront…

Et puis généralement la colère succède à la rêverie.

Nos parents (je ne parle pas spécifiquement des miens ou des vôtres, mais d’un constat de génération) ont pu fantasmer l’avenir de leurs enfants. Ils ont pu nous dire « quand tu seras plus grand.e » avec quelque chose de positif après. Ils ont pu être relativement insouciants, souvent plus préoccupés par la future position sociale de leur progéniture qu’autre chose. Ils ont cru au toujours plus, nous ont fait manger de la bouffe industrielle déguisée en nourriture, se sont fait avoir par le marketing et la publicité, ont ingurgité les cours de leurs professeurs sans les remettre en question, ont écouté attentivement les médecins qui par l’ensemble de leurs recommandations nous ont coupés de notre statut d’être vivant mammalien (si si, penchez-vous sur les recommandations pédiatriques de cette époque), ont recraché les discours avec lesquels on les avait gavés sans en vérifier l’origine (ah les conflits d’intérêt des représentants et politiques).

Pour moi cette génération est celle du statut quo. Celle qui m’a répété toute ma vie que « les extrêmes c’est jamais bon ». Celle qui m’a aussi fait comprendre qu’il valait mieux éviter de faire des vagues. Que pour être acceptée en société, il allait falloir apprendre à être douce, conforme et avoir les rêves en carton livrés par les grossistes télévisuels.

Cette génération est celle qui se tait aujourd’hui quand ses enfants essaient de lui parler des effondrements et du changement climatique.

Celle qui agit comme si le fait de ne pas y penser ou de tempérer allait empêcher que cela arrive.

Ma colère ne vient pas des actions passées de cette génération. Elle vient de son inaction présente. Cette génération de retraités qui aujourd’hui ne craint qu’une chose : ne pas pouvoir mourir en paix après ses années de retraite durement cotisées.
Et puis ma colère vient aussi de son silence. De ces regards condescendants, impassibles, comme lorsqu’on on écoute une vieille tante folle déblatérer la même histoire pour la 100ème fois et qu’on attend que ça passe.

Non ça ne va pas passer.

Les scientifiques du monde entier s’accordent sur le catastrophisme de notre situation et pleurent comme des bébés le soir chez eux.

En attendant, j’agis à mon échelle, bien consciente qu’elle ne suffit pas (6). Je me reproche si souvent de ne pas en faire plus : me joindre à des groupes d’action non violente, m’engager localement en politique, mettre en place des projets de résilience à échelle communautaire, rejoindre un groupe d’activistes aux méthodes musclées, ou toute autres œuvre collective.

Puis je me rappelle que les journées n’ont que 24h, aujourd’hui toutes partagées avec notre fils. Comme après la naissance de V, je réapprends à vivre avec le temps, celui qui passe. Dans notre vie hyper-connectée, même sans être très geek, nous perdons cette notion. Qui n’a pas sa to-do list à rallonge de mini et maxi projets qui mis bout à bout occuperaient ses 10 prochaines années ?
Dans la vraie vie, mettre en place un projet personnel ou collectif prend du temps.
Faire pousser des légumes prend du temps, et des fruits davantage encore.
Apprendre à faire les choses soi-même et simplement, pour être moins dépendant, est le travail d’une vie.

Le hic, c’est que le temps ne joue pas en notre faveur. Il est trop tard pour empêcher le climat de se dérégler et la biosphère de souffrir. Pire, les scenarii optimistes qui sont pourtant déjà catastrophiques viennent d’être écartés par les experts du GIEC car irréalisables sans une contrainte politique forte et immédiate (autant dire impensable).

Alors oui, parfois je cède à la peur.
Et ça arrive à chaque fois que je rentre à Bordeaux. J’étouffe sous le nuage de pollution issue tant du trafic que des paquebots que la ville continue à accueillir, ou que de cette foutue industrie viticole qui nous balance des particules chimiques dans le cornet sans être dérangée. J’étouffe derrière la démagogie des groupes politiques qui font de la récupération de discours écologiques en vue des municipales. J’étouffe à chaque arbre coupé dans une ville déjà tellement minérale qu’elle est invivable l’été. J’étouffe de colère aussi parfois face à l’immobilisme et au déni de la plupart des gens de mon entourage. J’étouffe de ce sentiment d’urgence et d’impuissance entremêlées.

Et puis la semaine prend fin, et avec elle revient la promesse d’une échappée en Dordogne. Je sens presque déjà la brise caresser mon visage, le sol souple sous mes pieds, l’odeur de toute cette verdure.

Allez, plus qu’une journée à tenir !

une bouffée de verdure à Bordeaux, la Ferme Niel à Darwin

(1) en plus du rapport Meadows, on peut citer le cas de Exxon qui connaissait l’impact de son activité sur le climat depuis 1981: article Novethic
(2) rapport Meadows présenté sur le site d’Adrastia
(3) article Novethic sur la fonte du permafrost 70 ans plus tôt que prévu dans les modèles
(4) découvrir ce qu’est une extinction de masse sur Wikipédia (et en profiter pour aller voir ce qu’est l’anthropocène
(5) comprendre le phénomène d’asphyxie de l’océan dans ses grandes lignes avec cete article de Libé
(6) le rapport de Carbone 4 « Faire sa part ? »

Une réflexion sur “Le goût de la ville

  1. C’est vrai, tu n’es pas folle du tout. Mais il y a des solutions, des petits gestes, une anticipation qui donne un avenir à nos enfants (petits enfants dans mon cas).
    C’est très beau, la Dordogne. Bonne semaine à toi.

    Aimé par 1 personne

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